Fania Pérez

Agnès Bracquemond sculpte « l'abstraction du corps humain»

« Nous rassemblerons les images
et les images des images
jusqu'à la dernière qui est blanche
et sur laquelle nous nous accorderons »
(Edmond Jabès, Le Livre des questions)

Pour le sculpteur Agnès Bracquemond, les poètes Edmond Jabès et Paul Celan représentent des ancrages, des balises qui l'accompagnent et l'aident à construire son œuvre. Ces références sont l'une des clés de son travail.

Elle est née en 1956 à Courbevoie dans une famille d'artistes. Dès sa naissance elle bai­gne dans la créativité. Son grand-père, sculp­teur, lui donne le goût et la technique du mo­delage. Son père, graveur, lui enseigne le dessin et ce malgré son opposition. Sa mère, peintre, lui fait avaler ses médicaments en lui commentant les œuvres des impression­nistes. Chacun veut transmettre à la petite fille les secrets de son art. «Transmission réussie», dit aujourd'hui Agnès. Seule la grand-mère, très inquiète, disait: «La sculp­ture, c'est la mouise.»

Adolescente, elle s'attaque à la taille de pier­re. Elle travaille quelque temps sur des chan­tiers de restauration et s'aperçoit très vite que ce métier, très dur, ne lui convient pas. Cette formation lui est néanmoins fort utile dans son tra­vail actuel. Diplô­mée de l'Ecole Su­périeure des Beaux-arts de Pa­ris, elle choisit de travailler la terre, matériau avec le­quel elle se sent le plus à l'aise. Elle travaille essentiel­lement en ronde bosse mais hauts-reliefs et bas-reliefs n'ont pas de secrets pour elle. Elle a réalisé, entre autres, trois bas-reliefs commémorant la Li­bération de Meudon, ville où elle occupe un atelier voisin de celui de Rodin. Depuis quel­que temps elle s'intéresse aussi à la gravure sur cuivre, qui, selon elle, présente certaines similitudes avec la sculpture.

la technique

Agnès Bracquemond ressent le besoin des trois dimensions pour appréhender les for­mes. Elle commence toujours par modeler des esquisses en terre. C'est ce qu'elle appelle des «dessins dans l'espace». Quelquefois elle les jette, comme de simples croquis. D'autres fois elle les garde, précieusement, et même les fait cuire. Ils deviennent des té­moins, des témoignages. Après seulement, elle dessine sur papier. Quelques années après une petite terre peut l'appeler et lui dire: «Je suis là, c'est maintenant le moment de t'occuper de moi».

Quand elle aborde les grandes dimensions qui seront celles de la sculpture définitive, Agnès Bracquemond monte elle-même l'ar­mature qu'elle soude avec des tiges à béton. L'armature devient une construction dans la­quelle elle voit déjà la sculpture. Elle peut l'intérioriser. Cette forme que l'artiste porte en elle, ce sont des semaines, voire des mois de travail. Et puis, tout à coup, sur une im­pulsion très aléatoire et très fugitive, c'est l'aboutissement, qui la conduit immédiate­ment à entreprendre une autre sculpture. «A la limite de l'équilibre et du déséquilibre, il y a une faille sur quelque chose. Ce quelque chose que je ne connais pas encore. Évidemment, je voudrais toujours donner une permanence à la fuite du temps. La fugacité du réel, c'est tellement difficile. La terre, le bronze, fixent toute chose. C'est ce conflit qui me donne envie de recom­mencer».

Quand ses sculptures sont coulées en bronze Agnès Bracquemond est toujours présente. Elle aime le travail d'équipe de la fonderie, si différent de celui qu'elle effectue seule, dans son atelier. En raison des contraintes pécu­niaires de la fonte ces moments sont, hélas, trop rares... Pour que ses terres résistent au temps et ne se cassent pas au moindre choc, Agnès a longtemps cherché le moyen de les rendre aussi solides que des pierres. Si des sculptures en terre crue de Michel Ange ont traversé les siècles, si des architectes cons­truisent des maisons en terre crue, c'est que cela est possible. Le moyen existe. Il fallait le trouver. «Michel Ange m'a donné un sacré coup de main quand j'ai découvert, à Florence, sa recette. Certes il m'a fallu l'adapter en fonction des matériaux dont je dispose. Petit à petit j'ai réussi à mettre au point un mélange assez sophistiqué qui durcit autour des armatures et qui résiste au temps. Depuis, je travaille avec».

La figure humaine

Agnès Bracquemond a choisi de sceller son engagement de sculpteur autour de la figure humaine, thème récurrent de la statuaire classique. «En créant une abstraction du corps humain, j'essaie de creuser, de trouver quelque chose en profondeur. J'essaie de comprendre le mystère par le manque. La sculpture a un aspect très concret mais nous sommes dans un siècle de fragmentation. Au cours du xx° siècle tout a éclaté. Il y a eu une violence telle que la forme a volé en éclats. L'artiste est forcément collé à son époque. Il en est témoin et quelquefois même, par un travail d'introspection qui lui est propre, il précède l'évènement. Je ne suis pas indemne de l'époque dans laquelle je vis. J'ai une conscience très profonde de ce qui se passe et je la traduis par la forme. Je fais une exploration du corps humain. Il est mon outil de travail. En fait, c'est beaucoup plus complexe qu'un outil puisque ce sont des personnes qui posent pour moi mais, malgré tout, le corps reste un outil parce que je le déstructure complètement, je le recompose, j'en garde des fragments, et, à partir de là je crée des entités plu­tôt abstraites. Un fragment est toujours plus abstrait qu'un objet». Le fragment, le corps, le visage sont des lieux d'échanges à la fois ex­pressifs, sensitifs et sensuels. Les sculptures d'Agnès Bracquemond ne sont pas anecdo­tiques. Quand on regarde Trois figures, l'une portée autrement, inutile de se demander qui porte l'autre. Il faut voir, émergeant du vide, une forme transcendée, debout dans l'es­pace. Pour qu'elle existe, l'artiste a concentré son énergie, ramassé toutes les formes re­cueillies par le regard et dessiné dans l'es­pace une série de points imaginaires qui ont donné naissance aux volumes. Mystère de la création qui peut aider à mieux appréhender la vie.

Revue «Diasporiques», décembre 2005