Françoise Magny

Françoise Magny : Comment êtes-vous devenue sculpteur?

Agnès Bracquemond: J'ai grandi près de mon grand-père qui était sculpteur. J'ai baigné dans l'atmosphère de son atelier toute ma jeunesse, je me sers encore de ses outils. Puis je suis allée vers la taille de la pierre, la restauration, l'art roman et plus particulièrement l'art des églises de Bourgogne... Puis je suis entrée à l'école des Beaux-arts...

FM : Y a t il des artistes contemporains qui vous ont particulièrement marquée?

AB : Oui, bien sûr. Je suis marquée par l'oeuvre de Giacometti. J'aime beaucoup Germaine Richier...Segal, John Davies. Ils ont pu reconstruire une image figurative, après l'invention de la photographie, après Cézanne. C'est cet aspect intemporel que j'aime et qui apporte une vision complètement différente. Notre époque est celle d'une reconstruction de la figuration après les bouleversements de la première guerre mondiale, de la deuxième, des camps, de l'holocauste... après cela, on ne pouvait plus considérer la figure humaine de la même façon.

FM : Quelle est votre vision de la figuration?

AB : Je me sers de la figure. C'est une transmission directe de mon corps. Je le vois comme une possibilité d'arrêter le temps, d'aller au-delà de ce qui est temporel. Dans la forme humaine la plastique trouve quelque chose de permanent. Elle permet de se dégager de soi-même.
Je ne considère pas ma sculpture en mouvement. Je la considère comme un état en suspension.

FM : En entrant dans cette salle, la fondation Arp où vous exposez actuellement, un aspect de votre oeuvre m'a frappée. Certaines de vos sculptures me font penser à la danse contemporaine. vous aimez la danse?

AB : Je ne suis pas mécontente que vous me parliez de danse contemporaine. En effet, lorsque je suis informée de la démarche de certains grands chorégraphes, je m'aperçois que j'ai une démarche assez proche.
Ils essaient par le corps d'ouvrir un espace qui serait un accueil vers quelque chose, une permanence par la manière de faire bouger les corps, de créer des parcours qui sont bien sûr éloignés de ceux du mouvement classique.

FM : Un élément me semble très chorégraphique: les portées, c'est-à-dire un personnage porté par un autre.

AB: Oui. J'ai fait beaucoup de figures qui descendent, qui sont en équilibre, des groupes de figures qui avancent, mais qui sont seuls. Elles sont toujours en chemin et elles cherchent quelque chose. Puis j'ai eu envie d'ajouter au corps et marche une préoccupation plastique: trouver l'équilibre entre celui qui porte et celui qui est porté, pour voir si on ne peut pas aboutir à autre chose. C'est difficile à expliquer. Maintenant, je ne voudrais plus qu'il y ait de sujets. J'ai raconté beaucoup d'histoires, en particulier sur te thème du ghetto. Je voudrais que ces figures qui se portent les unes les autres ne fassent plus qu'une seule, un peu comme si on était double, on était soi-même et témoin de soi-même. On ne sait pas si on se porte soi-même ou si on est porté.
Je vois ces figures comme une seule entité, une recherche sur un individu seul. D'ailleurs, l'une des sculptures s'appelle: "Laquelle soutient l'autre"
.

FM: Peut-on encore faire de la sculpture en 1994 ?

AB : Du moment que l'on a une conviction et que l'on s'investit dans sa recherche. De nos jours, tout est permis. C'est une chance et c'est un handicap. On a accès à tous les matériaux, il n'y a pas non plus de matière obsolète. Tout est permis aussi au niveau de la forme. Il n’y a pas de « grilles ». C’est plus difficile car on a tellement tendance  à se disperser. Mais en fait,la sculpture c’est toujours la même chose .

Entretien avec l’artiste, catalogue Musée de Cambrai, 1995