Henry Bussière

Sitôt poussée la porte de l’atelier, l’effet est troublant. Nous pénétrons dans un univers où flotte une sourde angoisse imposant le recueillement, voire la récollection.

L’homme irrémédiablement condamné à une existence errante envahit tout l’espace. Ici, dans ce lieu, la nuit remue.* Une surcharge d’énergie contenue, comme en suspension émane de chaque esquisse de terre. Certaines seront «contaminées», irriguées par une impulsion magmatique, un souffle, d'autres pas. Ici la vie remue, la matière s’agite, se contorsionne . Progressivement la matière est anéantie au profit d’un champ (chant) émotionnel. Une vibration intérieure se fraye un chemin vers la lumière,  un mouvement interne venu du  tréfonds de la matière l’a réanime «ré-âme-nime», l’exacte rebours de Pompéi.

Chaque forme, encore incertaine, reposant sous un linceul humide dans l’attente de la main, chaque boule de cette terre souple, chaque amas filassé  ne peut-être que sacré. Car chaque chose ici, a procédé ou procédera à la lente élaboration d’une figure humaine, corps morcelé, décapité, implosé, éclaté comme inachevé, ou plus certainement en devenir, tantôt porté, tantôt porteur. Comme si, sans appui le JE ne pouvait être.

Serions-nous là face à un holocauste, ou plus terriblement, plus simplement encore, à portée de notre propre construction , face à cette tentative constante de recherche du point d’équilibre.

Rarement œuvre au modelé sans égal, n’atteint cette sensibilité qui transfigure la boue en chair souffrante et sensuelle au demeurant. Trouble constant, entre devenir et agonie, tourment et sérénité. Les sculptures d’Agnès Bracquemond nous « parlent » se parlent de notre absurde condition humaine. Elles sont, en quelque sorte la matérialisation du seul éveil possible à la conscience de soi et du monde.

Dans l’œuvre d’Agnès Bracquemond, au-delà du formel,  fondement même de son engagement de sculpteur, sont introduites la connaissance et la conscience du monde de ce siècle de bouleversements, et de séismes humains.  En cela ces œuvres côtoient, et accompagneront les œuvres essentielles, celles qui ont résisté au tamis de l’histoire, et des modes successives. Celles, qui en leur temps ont été suffisamment puissantes, et porteuses d’une réflexion métaphysique, pour dépasser leur cadre historique, narratif et esthétique, qui fait qu’à ce jour encore nous n’avons pu les appréhender dans leur globalité.  Les œuvres de ce sculpteur, ainsi que celles évoquées précédemment, et cela jusqu’aux gravures rupestres, nous posent toutes la question de la place de l'humain dans l’univers qu’il tente de s’approprier pour alléger son errance.

«La sculpture serait là pour accomplir ainsi un peu de ce qu’accomplissaient les dieux jadis : accueillir l'errant, donner forme à l’informe, être la parade à l’exode, à l’exil, devenir le port d’attache où retrouver un lieu.»**

Puissent ces sculptures «votives» nous aider dans notre quête solitaire vers ce lieu, vers ce point d'équilibre.

Inédit, 2001

*Henri Michaux
**Jean Clair : Préface catalogue exposition Agnès Bracquemond Galerie Vieille du Temple – 1991